Pénétrer dans l’univers de l’intervention délibérée du traducteur, c’est être dans un espace indélimité et sans repères. C’est également se faufiler au travers des systèmes de procédés de traduction très diversifiés selon les domaines et les projets de traduction. Dans toute traduction, il est toujours intéressant de comprendre par quels procédés se manifeste l’intervention délibérée du traducteur. En effet, celle-ci est possible dans tous les domaines de traduction, cependant dans l’adaptation théâtrale, elle est, certes, nécessaire. Ne dit-on pas que dans l’adaptation théâtrale, le traducteur est « libre », « imaginatif » et « créatif ». Ne dit-on pas aussi que sa création doit être « fluide », « coulante » et « pénétrante ». Pourquoi le traducteur est-il libre en adaptant pour le théâtre et jusqu’à quel point agit-il délibérément ? L’analyse comparative des passages poétiques, contenus dans le texte original Le banquet chez la comtesse Fritouille, parodie écrite en polonais par Gombrowicz en 1933, et dans l’adaptation théâtrale produite en français par Dominique Garand, nous permettra de jeter la lumière sur les contraintes de l’adaptation théâtrale, en général, mais plus particulièrement sur les procédés employés par Garand dans son intervention délibérée. Pour ce qui est de la poésie, Garand a procédé par une retraduction d’une traduction littérale faite par Aurélia Klimkiwicz, polonaise d’origine et professeure à l’Université de Montréal. Dans la retraduction, Garand, universitaire, dramaturge et spécialiste de Gombrowicz, a le souci de l’acceptabilité du texte d’arrivée auprès du public francophone montréalais, ainsi que faire connaître Gombrowicz, son esprit et son œuvre. Dans l’ensemble de l’œuvre, l’adaptateur a préservé le sens et l’esprit gombrowiczien, quant à la forme, il l’a ornée d’un habit contemporain. Un habit qui sied le mieux à un public francophone montréalais de 2004 et qui rehausse la beauté de l’œuvre du grand artiste qu’est Gombrowicz.
Dans le but d’adapter Le banquet chez la comtesse Fritouille au théâtre francophone contemporain du Québec, Garand s’est servi de la version française adaptée par Georges Sédir. Cependant, comme dans cette version, la poésie a été traduite en prose, Garand a demandé à Aurélia Klimkiwicz de la traduire littéralement. Nous nous sommes donc proposé de comparer la version littérale de la poésie de Klimkiwicz (dite version originale) et celle de Garand (dite version de Garand). Mais avant de commencer toute comparaison, nous trouvons qu’il est nécessaire de répondre à la question « Pourquoi au théâtre le traducteur est-il libre et si pour traduire le théâtre il y a des contraintes, quelles sont-elles ? »
Traduire le théâtre
Établir une méthodologie particulière pour traduire le théâtre est une chose, du moins nous pensons, complexe. Cependant, même dans cette complexité, divers éléments pris en considération par la plupart des traducteurs sont identiques. De plus, le texte traduit peut être analysé comme un texte littéraire, un écrit, et par conséquent être soumis aux règles et normes de l’écriture, ou alors pris comme un texte dramatique, un texte oral, et étudié en tant que tel. Pour notre étude, comme Garand vise plutôt l’acceptabilité du texte d’arrivée, le texte traduit sera considéré comme un texte oral.
Au théâtre, c’est l’illusion qui prédomine, l’illusion de croire que tout ce que l’on voit sur la scène est réel, véridique, et la capacité de nous identifier au personnage ou de confondre notre vécu à telle ou telle situation, et pour réussir parfaitement cette illusion tout (personnage, décor, dialogue, etc.) doit être naturel.
Selon Pascale Chrétien (Pascale Chrétien, 1994 : 14) « traduire le texte de théâtre (…) c’est effectuer une première mise en scène ». En effet, le choix des divers éléments entrant en jeu lors d’une production théâtrale se fait en général en fonction du concept défini par Toury dans son ouvrage Descriptive Translation Studies et qui est celui de « l’acceptabilité du texte d’arrivée qui prédomine sur l’adéquation du texte de départ». Nous aimerons souligner que le public cible est un élément important que le traducteur prend en considération. Le traducteur travaille pour le public et sa traduction lui est destinée. Comme le public est la plupart du temps « hétérogène » et n’a pas accès à la documentation, le traducteur a le devoir de lui rendre la tâche plus facile en simplifiant les références. Ajoutons également que le texte dramaturgique doit être pénétrant, la portée des paroles instantanée et le public doit entrer dans le jeu sans effort. Quant au traducteur, il doit avoir une bonne connaissance des notions du jeu et de la mise en scène pour être sensible au souffle des acteurs, à leur rythme et aux mouvements de leurs labiales. Par ailleurs, le traducteur doit être doué d’une grande imagination car il doit imaginer la scène, les auteurs, les costumes, et composer avec ses éléments. Dans la construction des phrases, le traducteur doit éviter des phrases longues ou celles qui peuvent causer des problèmes au niveau de la prononciation ou de l’enchaînement des dialogues. Enfin, comme le texte traduit est un texte « inachevé », il doit être « ouvert » et « maniable », et le traducteur doit demeurer tout aussi « ouvert » à toutes modifications ou suggestions de la part du metteur en scène, des acteurs ou autres intervenants de la pièce.
L’œuvre
Le banquet chez la comtesse Fritouille est un texte tiré du recueil Bakakaï ou encore appelé Mémoires du temps de l’immaturité, écrit par Gombrowicz en 1933. L’histoire se déroule chez la comtesse Fritouille qui, tous les vendredis, convie un groupe d’amis autour d’un repas maigre pour discuter de sujets philosophiques. Un jour la comtesse invite un simple bourgeois à partager le repas du vendredi, celui-ci en est tout d’abord enchanté, mais le devient de moins en moins au fur et à mesure que le temps passe… En fait, il s’agit d’une belle parodie qui se dégrade vers la fin.
Comparaison des deux versions
Nous aimerons souligner que la comparaison de deux traductions n’a pas pour but de dire si la traduction est bonne ou mauvaise, mais elle met en lumière les procédés employés par l’adaptateur. Avant d’entamer toute comparaison, nous trouvons nécessaire d’expliquer les caractéristiques relatives aux deux langues, à savoir le polonais et le français.
La langue polonaise
Elle appartient aux langues slaves occidentales qui font partie de la famille indo-européenne. Le polonais était au départ une langue uniquement orale, mais le christianisme apporta aux Slaves l’alphabet latin. Les premiers textes écrits en polonais furent des traductions de prières latines et des sermons pour les fidèles. La première tentative de codification de la langue polonaise fut entreprise vers 1440, avec la rédaction en latin d’un traité d’orthographe polonaise. Cependant, quatre siècles s’écoulèrent avant que ne fut publié le premier dictionnaire digne de ce nom, notamment celui de Samuel Bogumil Linde, publié en 1807. La langue polonaise possède sept déclinaisons, trois genres au singulier et deux au pluriel. Elle a conservé des voyelles nasales, ce qui constitue une exception parmi les langues slaves. Cette langue possède trois genres : le masculin (gruby (« gros » en français), niebieski (« bleu » en français), ostatni (« dernier » en français)), le féminin (gruba, niebieska, ostatnia) et le neutre utilisé pour désigner l’enfant (grube, niebieskie, ostatnie). La grammaire compte beaucoup de règles, ce qui vaut au polonais la réputation d’être l’une des langues les plus difficiles au monde.
La langue française
La langue française est une langue d’origine latine, mais dont la date de naissance est inconnue. Le français possède une tradition écrite attestée de longue date. En effet, le plus ancien texte français connu est une séquence de 29 vers consacrée à sainte Eulalie, rédigée dans la région picardo-wallonne et conservée dans un manuscrit du IXe siècle ; elle aurait été composée en 881.
En conclusion : La langue française est une langue plus ancienne et plus structurée en comparaison avec le polonais.
Traduire Gombrowicz
Difficile de comprendre et de traduire Gombrowicz, nul n’oserait le nier. Une petite enquête menée auprès de personnes d’origine polonaise que nous connaissons, nous a vite révélé que Gombrowicz est un écrivain spécial, pas facile à lire ni à comprendre car son style et ses sujets sont particuliers. De plus, Klimkiwicz, qui a traduit littéralement la poésie, le confirme. Selon elle, traduire Gombrowicz est un travail difficile et exigeant qui demande beaucoup d’efforts. Il correspond à une vraie souffrance car tout le texte ne peut être traduit dans son intégralité. Par exemple dans Bakakaï, Klimkiwicz a recensé plusieurs idiotismes et références aux dialectes. Dans une même phrase, il n’est pas rare de trouver plusieurs niveaux de langues. La plus grande difficulté est la traduction de l’intertexte, qui constitue les références renvoyant à la littérature polonaise. D’où la question suivante : mais qui est Gombrowicz ?
Présentation de Witold Gombrowicz (1904-1969)
1904 : naissance à Maloszyce (Pologne) dans une famille de nobles.
1922 : études de droit à l’Université de Varsovie (Pologne).
1928 : voyage d’études à l’Institut de hautes études internationales, à Paris (France).
1929 : début de sa création littéraire.
1939 : départ pour Buenos Aires (Argentine) à bord du transatlantique, peu de temps après l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale (au lieu d’un bref séjour, il y demeura 24 ans).
1951 : collaboration avec la revue Kultura et l’Institut Littéraire de Paris (France).
1963 : départ pour Paris où il fait connaissance avec la canadienne Rita Labrosse, sa future épouse.
1964 : installation à Vence (France)
1969 : mort à Vence (France).
Aperçu sur ses principales œuvres
1933 : Bakakaï ou Mémoires du temps de l’immaturité (recueil de contes)
1935 : Yvonne, princesse de Bourgogne (pièce théâtrale) et Ferdydurke (roman)
1937 : Les envoûtés (roman)
1953 : Trans-Atlantique (roman), Mariage (pièce théâtrale)
1955 : Pornographie (roman)
1961 : Cosmos (roman)
1957, 1962, 1971 : Journal I, II et III
1969 : Opérette (pièce théâtrale)
En fait, Gombrowicz est un romancier, dramaturge et essayiste prolifique qui a fait couler beaucoup d’encre. Pour Bakakaï, nous citerons les propos suivants :
« Varsovie, 1933. Les Mémoires du temps de l’immaturité, qui deviendront plus tard Bakakaï, viennent de paraître. Witold Gombrowicz est heureux. C’est son premier livre ; grâce à lui, il sera reconnu comme un grand écrivain. Il doit vite déchanter. La critique éreinte son livre. Horriblement vexé par l’incompréhension (…) Que lui reproche-t-on? D’avoir fourni à ses bourreaux des verges pour le battre : en indiquant que ce premier livre était l’œuvre d’un écrivain immature, il a joué le jeu des critiques. Qu’à cela tienne, répondit-il, si l’on me reproche mon manque de maturité, j’en ferai dorénavant mon champs de bataille ». (Gombrowicz, 1968 : 9)
Son style d’écriture
Son style d’écriture a connu deux phases : au cours de la première, précédant 1955, son écriture est libre, carnavalesque, éclatée du point de vue linguistique. Dans chaque phrase, il joue avec l’ordre des mots, les écarts existant entre la langue écrite et la langue parlée. Son ouvrage Bakakaï, en est un très bon exemple. Quant à la seconde, après 1955, son écriture est plus linéaire, fusionnelle et il a tendance à condenser dans une seule phrase plusieurs univers. Cosmos et Pornographie, en sont des exemples.
Une question se pose : pourquoi ces deux styles d’écriture ? Selon Klimkiwicz que nous avons questionnée, plusieurs réponses sont possibles. « Logiquement, dit-elle, la langue polonaise est libre, éclatée, très nuancée, flexible, jeune, flexionnelle (la syntaxe étant libre), et donc polymorphe et non linéaire. De plus, Gombrowicz prend davantage de liberté en jouant avec l’ordre des mots et en profitant des écarts existant entre les normes de l’écrit et de l’oral. Il utilise des niveaux de langue qui changent d’un ouvrage à un autre. Par ailleurs, son éloignement prolongé de la Pologne a appauvri sa langue et, par conséquent, son style a changé. De plus, le contact avec d’autres langues a sans doute contribué et influencé son écriture qui est devenue plus linéaire ».
Le sujet particulier abordé par Gombrowicz
En général, les sujets que Gombrowicz aborde sont très diversifiés, mais dans le texte qui fait l’objet de notre comparaison, l’immaturité est présente et plane dans toute l’œuvre. Nous nous sommes posé la question suivante : que représente l’immaturité chez Gombrowicz?
L’immaturité, selon Gombrowicz est définie ainsi :
« L’immaturité n’est pas toujours innée ou imposée par les autres. Il existe aussi une immaturité vers laquelle nous fait basculer la culture lorsqu’elle nous submerge, lorsque nous ne réussissons pas à nous hisser à sa hauteur. Nous sommes infantilisés par toute forme " supérieure ". L’homme tourmenté par son masque, se fabriquera à son propre usage et en cachette une sorte de sous-culture (…) » (La pornographie, 1960 : 11).
Pour lui, « l’immaturité » est toujours étroitement liée à la « forme » qui correspond à un élément central dans sa vision du monde. La forme, revêt une double signification : le masque que nous devons garder, parce qu’imposé par les autres; et le comportement que nous adoptons pour être acceptés par autrui.
Bien que la comparaison des deux versions puisse se faire avec des méthodes différentes, nous avons choisi celle préconisée par Christiane Nord. Cette méthodologie est généralement appliquée dans l’analyse de la version originale, mais nous l’utiliserons de même pour l’adaptation théâtrale. Il est à noter que seuls quelques paramètres seront pris en considération dans notre comparaison, à savoir les facteurs extratextuels en répondant aux questions : qui est l’émetteur ? Quelle est son intention ? Quel est son public récepteur ? Ainsi que les facteurs intratextuels en effectuant l’analyse du contenu.
Qui est l’émetteur du texte source?
Gombrowicz appartient aux écrivains exceptionnels dans l’histoire de la littérature grâce à sa philosophie, sa façon de construire les textes et la force de son langage. Souvent en querelle avec la tradition polonaise, les histoires et les disputes qui en résultent forment un prétexte à l’invention de ses textes, témoins d’une tradition et d’une histoire régionale et universelle à la fois.
L’intention de l’auteur
Pour Gombrowicz, la vie est une bataille et ses romans en sont un parfait exemple. En effet, Bakakaï reflète ce champ de bataille où les personnages n’arrêtent pas de se confronter. Fait connu chez Gombrowicz : sa tendance à refuser de prendre le sérieux au sérieux. Par conséquent, Le banquet de la comtesse Fritouille est un parfait exemple du caractère sérieux, épicé d’humour noir mélangé au style baroque. L’auteur s’amuse à nous décrire un banquet dans un style humoristique, non dépourvu d’un message philosophique intéressant : la critique de la haute société, de son arrogance et de sa soi-disant supériorité. Précisons que cet ouvrage a remporté à son auteur une grande renommée dans le milieu de l’élite intellectuelle.
Quel est son public récepteur ?
Pendant les années 30, avant l’éclatement de Deuxième Guerre mondiale, la Pologne était composée de deux classes sociales principales : l’aristocratie et le peuple. Gombrowicz visait par son ouvrage les érudits et donc l’élite intellectuelle polonaise.
Qui est l’émetteur du texte cible ?
Garand, universitaire, homme de lettres et dramaturge, est professeur au Département d’études littéraires à l’UQAM. Ses domaines de spécialisation sont divers, mentionnons les principaux : la rhétorique; la polémique; les théories du conflit et l’agonistique littéraire; l’argumentation; l’énonciation; la narratologie; la littérature québécoise; le roman italien et Gombrowicz. Ses publications sont nombreuses, mais nous citerons que quelques-unes de ses plus importantes réalisations
La griffe du polémique. Le conflit entre régionalistes et exotiques au Québec.
«The Appeal of the Race. Quand l’antagonisme devient vérité de l’être»
« L’agent double du réel (le démoniaque gombrowiczien) »
« Commentaire autour de la parution de Petrolio, roman inachevé de Pasolini »
Le théâtre du malentendu, dans Understanding/Misunderstanding. Contributions to the Study of the Hermeneutics of Signs.
Portrait de l’agoniste : Gombrowicz.
Accès d’origine. Pour une tradition littéraire.
En conséquence, vu que Garand a écrit plusieurs ouvrages sur Gombrowicz, nous pouvons lui attribuer le titre de « spécialiste de Gombrowicz ».
Quelle est son intention d’adapter au théâtre Le banquet chez la princesse Fritouille ?
Comme Garand s’intéresse à la personne de Gombrowicz et à ses œuvres, le but même de cette adaptation théâtrale est de faire connaître l’auteur au public francophone à travers son œuvre Le banquet chez la princesse Fritouille. Alors, permettre au théâtre québécois de franchir les frontières en éliminant les distances linguistique et culturelle.
Qui est le public récepteur ?
Puisque l’adaptation a été faite en 2004, dans le cadre des activités organisées par la corporation Québec-Pologne pour les arts, Garand vise le public francophone de Montréal y compris les polonais.
L’analyse du contenu de quelques passages
Comme nous l’avons mentionné plus tôt, cette analyse comparative n’a pour but de juger ni la traduction, ni le traducteur, mais de jeter la lumière sur les procédés de traduction suivis par Garand. Dans notre analyse, nous utiliserons les concepts cités par Jean Delisle dans La traduction raisonnée. Nous aimerions également souligner que, selon Klimkiwicz, la poésie originale écrite en polonais est une sorte de pseudo-poésie où les rimes sont régulières et plutôt enfantines.
Passage 0 : le titre
VERSION ORIGINALE VERSION DE DOMINIQUE GARAND
LE FESTIN CHEZ LA COMTESSE FRITOUILLE LE BANQUET CHEZ LA COMTESSE FRITOUILLE
« Fritouille », le nom de famille de la comtesse, signifie selon Klimkiwicz « fouineuse », « fouilleuse » et « conflictuelle ». Par ailleurs, ce nom est un pur néologisme de Gombrowicz.
Dans le passage cité plus haut, Garand change « festin » par « banquet » car selon Klimkiwicz, ce mot s’accorde mieux à la situation. En effet, les définitions qui suivent sont révélatrices des motifs du choix de Garand.
Le banquet signifie :
- Repas où sont conviées un grand nombre de personnes.
- Repas pendant lequel les invités peuvent manger et discuter.
- Repas simple (qui peut s’appliquer au repas maigre offert par la comtesse).
- Repas pouvant ressembler aux banquets qu’organisait Platon.
Le festin, quant à lui, signifie :
- Repas de fête.
- Repas dont le menu est copieux et soigné.
- Repas qui ne permet pas beaucoup de discussions.
La stratégie utilisée par Garand est ce que Delisle qualifie de « mot juste » (Delisle, 1993 : 36). Cependant, si Gombrowicz a utilisé le terme « festin » dans un but ironique – ce qui semble être le cas vu son esprit contradictoire - alors l’interprétation de Garand a subi une perte et a mal rendu l’effet ironique voulu par Gombrowicz.
Passage 1 :
VERSION ORIGINALE VERSION DE DOMINIQUE GARAND
POÈTE :
Quelle soupe extraordinaire
Et cela, sans meurtre ni cadavre Le poète (plein de bonne volonté)
Pur de tout sang, niant le meurtre de Caïn
Ce doux potage a quelque chose de divin !
Même nombre de vers (deux) et la rime en « in » est parfaite.
« Caïn » signifie carnivore, sang, cadavre. Il s'agit, en fait, de la colère de Caïn qui s’est déchaînée parce que Dieu refuse son offrande. Cette colère est le prélude au premier meurtre, puisque Caïn finira par tuer son frère Abel. Par conséquent, Garand a volontairement fait l’ajout d’une référence biblique, inexistante dans le texte de départ. Notons que l’esprit gombrowiczien est omniprésent dans toute la pièce. En effet, Garand a gardé cette divergence entre bas et haut, et Dieu et satan. Klimkiwicz, que nous avons questionnée sur la stratégie d’adaptation de ce passage, a répondu que la référence biblique est présente dans l’ensemble du texte.
Nous approuvons le changement par Garand de « soupe » en faveur de « potage », qui est selon nous est juste. En effet, comme le potage est le plus souvent un bouillon où les aliments sont passés, alors il est plus approprié pour être servi lors d’un repas maigre.
Passage 2 :
VERSION ORIGINALE VERSION PAR DOMINIQUE GARAND
BARON :
Elle serait pas mal cette soupe
Si le cuisinier n’était pas…
Le baron (marmonnant à l’oreille du poète avec un dégoût mal dissimulé)
Ce potage aurait sans doute été bon
Si le cuisinier n’était pas un…
Selon Klimkiwicz, dans la version originale de ce passage, l’enchaînement produit par la rime ZUPA/TRUPA (soupe/de cadavre) est suivi de points de suspension qui suggèrent, dans cette réplique, un troisième mot DUPA (cul), signifiant « nul », « bon à rien », « incapable ». Dans le dialogue des personnages le manque de sérieux des propos s’apparente aux formes des chansons folkloriques.
Le nombre de vers et le sens sont respectés dans la version de Garand ; la rime en « on » est parfaite, si l’on suppose que le 2e vers finit par « con ». Nous pouvons dire que Garand a fidèlement rendu ce passage.
Passage 3 :
VERSION ORIGINALE VERSION DE DOMINIQUE GARAND
LA COMTESSE :
Que les pensées plus profondes coulent !
Dites-moi donc en quoi réside la Beauté ? La comtesse
Élevons-nous jusqu’aux plus hautes vérités !
Cherchons en quel endroit réside la Beauté.
Ici, il s’agit de la grande poésie car les deux auteurs utilisent des thèmes très poétiques : beauté, vérité, etc.
Dans la version de Garand, nous retrouvons, le même nombre de vers et la rime parfaite en « é ». L’esprit Gombrowiczien est présent, la différence entre le bas (la beauté) et le haut (hautes vérités : dieu, ciel) est marquée. En effet, la beauté est ainsi définie par Gombrowicz :
« Jadis on cherchait des idéaux, comme la beauté, dans les hauteurs. Ils venaient d’en haut ; c’était la beauté des madones de Raphaël. Mais l’homme moderne sait que la beauté vient de l’intérieur. L’homme mûr n’a pas besoin d’être beau. Ce sont la femme, l’enfant, le faible qui ont besoin de la grâce, qui nous appellent, veulent nous émouvoir.» (Gombrowicz, 1968, p.91).
Cependant, notons que Garand, dans le 2e vers, est resté fidèle à l’original. Dans le 1er vers, par contre, il a procédé à une modulation dans le seul but, d’après Klimkiwicz, d’obtenir une rime parfaite.
Passage 4 :
VERSION ORIGINALE VERSION PAR DOMINIQUE GARAND
POÈTE :
Le plus beau c’est l’amour sans doute
C’est lui qui nous éclaire de ses rayons
Nous, les oiseaux qui ne sèment ni labourent
Nous, paradant en tuxedo [smoking; littéralement « ensmokingués, un peu comme « endimanchés »], agneaux de Dieu Le poète (Sur-le-champ, en minaudant en cadence et en faisant reluire son plastron)
La chose la plus belle est l’Amour, aucun doute,
L’amour est ce flambeau, qui peut nous éclairer
Quand nous déambulons en smoking sur la route,
Brebis que Dieu nourrit sans qu’elles aient à brouter.
Nous constatons, le même nombre de vers (4), la rime est parfaite en « oute », dans les 1er et 3e vers, et en « er », dans les 2e et 4e vers. Les deux versions font référence à la bible (Dieu nous donne tout, il ne faut pas s’inquiéter du lendemain). Certes, l’esprit Gombrowiczien est visible par l’opposition entre esprit et poésie, et ciel et terre ; il s’agit d’une pseudo-poésie qui renvoie aux grands clichés : flambeau, amour, brebis, etc. Par ailleurs, nous remarquons un changement de thèmes, notamment les remplacements d’« agneau » par « brebis » et de « rayon » par « flambeau ». Selon Klimkiwicz, ce changement de thèmes expliquerait les références. Notons qu’une omission de « Nous, les oiseaux (…) » qui, d’après nous, est implicite dans ce passage.
Passage 5 :
VERSION ORIGINALE VERSION PAR DOMINIQUE GARAND
BARON :
Belle – rose
Bel – orage
Mais la pitié est un sentiment plus beau que ce qui précède.
Regardez – malheur !
Dehors, il pleut toujours !
Sale temps, vent, froid, règnent depuis trois jours,
Malheureux pauvres et misérables,
Oui, une larme de compassion, cette pluie fine de pitié
Voilà, le secret de la Beauté et de la noblesse ! Le baron
Rose sublimissime aux parfums indicibles
Orage délicat aux éclairs invisibles
Dans la voix du poète, toujours,
Retentira l’appel de l’Amour
Mais plus exquise encore est la Pitié
Qui est la marque des âmes bien nées !
Regardez ! Frémissez ! quels malheurs au-dehors !
Trois jours durant, le froid, la pluie, le vent
Balayent nos campagnes et sèment la mort !
Pensons aux malheureux, à leurs pauvres enfants !
Ô pleurs de compassion, ô fine rosée
de la pitié,
Voilà ce qui est noble, voilà la vraie beauté !
Le nombre de vers est différent, il y en a neuf, dans la version originale, et douze dans la traduction. La rime en « ibles » est respectée dans les 1er et 2e vers, celle en « ours » est parfaite dans les 3e et 4e vers. Tandis que dans les huit vers restants, la rime est imparfaite.
Le 1er vers reprend l’idée de « la rose », mais de façon plus explicite. Quant au 2e vers, il reprend l’idée d’ « orage ».
Soulignons que Garand a fait beaucoup d’ajouts ; en effet des vers entiers, qui n’existent pas dans la pièce originale, ont été ajoutés dans sa traduction. Garand aime utiliser la rose, la rosée, la beauté, des clichés poétiques universellement connus.
Passage 6 :
VERSION ORIGINALE VERSION PAR DOMINIQUE GARAND
COMTESSE :
Il me faut éveiller en moi des élans, des idéaux,
Éternel flambeau La comtesse
Allons vers l’idéal, marchant en brandissant
Sur un piédestal nos plus nobles élans!
Face aux vils appétits, jouons de poésie
Vivons en cultivant les plus beaux sentiments
Ensemble faisons front aux pires aberrations
Mangeons bien, parlons mieux, fidèles à nos aïeux !
Le 1er vers en « ie » ne rime pas avec le 4e vers en « ieux ». La rime est également imparfaite aux 2e et 3e vers, se terminant respectivement en « ent » et « ion ».
Le nombre de vers a changé, de 2 dans la version originale est passé à 6 dans l’adaptation théâtrale. Selon Klimkiwicz, il y a plus de vers afin de divertir le public. C’est une pseudo-poésie qui fait appel à des clichés universels.
Passage 7 :
VERSION ORIGINALE ADAPTATION DOMINIQUE GARAND
POÈTE :
Et se rappeler toujours – l’Aigle blanc !
Le poète (enthousiaste)
Et que nos fronts soient ceints de fleurons glorieux !
Dans les deux versions, il n’y a qu’un seul vers. Ici, la difficulté pour Garand était de traduire l’intertexte. En effet, « l’aigle blanc », dans la version originale, est le symbole de la solidarité dans l’hymne national de la Pologne. Nous trouvons que l’adaptation utilisée pour souligner la référence culturelle polonaise est bien rendue par ce vers « Et que nos fronts soient ceints de fleurons glorieux ! » ; ici, l’adaptateur a utilisé une modulation figée.
Passage 8 :
VERSION ORIGINALE VERSION PAR DOMINIQUE GARAND
Le baron (en se bouchant les oreilles).
Voici l’histoire d’un drôle qui ne l’a pas du tout!
Il ne comprend plus rien, non ci capisce nulla!
Je vais lui faire entendre ce qu’est le bon goût
È così che si fa con la borghesia
Ce qui est beau, ce n’est pas la beauté
Ma tutto quello che ci fa sentir bene
Voilà le vrai bon goût, le goût qu’on veut goûter,
Ecco la bellezza che ci fa mangiare !
Traduction des vers italiens :
non ci capisce nulla
je ne comprends rien
È così che si fa con la borghesia
ainsi fait-on avec la bourgeoisie
Ma tutto quello che ci fa sentir bene
Mais tout ce que tu nous fait du bien
Ecco la bellezza che ci fa mangiare !
Voilà la beauté qui nous ouvre l’appétit !
La rime en « ou » est respectée dans les 1er et 3e vers, également en « é » dans les 5e, 6e, 7e et 8e vers. Cependant, la rime est imparfaite dans les 2e et 4e vers qui se terminent respectivement en « a » et « ia ». Le nombre de vers est différent : la pièce originale (6), l’adaptation (8), dont 4 en français et 4 en italien. Cette réplique est faite sur le même ton qu’une opérette. En conséquence, selon Klimkiwicz, les ajouts en italien ont pour but de faire référence à la littérature mondiale.
Passage 9 :
VERSION ORIGINALE VERSION PAR DOMINIQUE GARAND
COMTESSE :
Oui, oui,
Tout – savoureux !
Tout – bon goût !
Pour que les écrevisses soient bonnes, il faut les faire souffrir un peu,
Pour que la dinde soit grasse, il faut la torturer un peu
Connaissez-vous le goût de mes lèvres ?
Qui a d’autres goûts que nous
Ne pourra jamais nous tutoyer !
La comtesse
0ui mes amis, clamons en chœur
Que tout est question de saveur !
Guerre au fade, guerre à l’ennui,
Nous n’apprécions que le bien cuit.
Le lapin est bon si on le tourmente,
Le homard est bon si on l’ébouillante
Ce que nous voulons, coûte que coûte
C’est que ça goûte, oui que ça goûte !
Mes lèvres sont goûteuses autant qu’elles sont coûteuses
Ne ressent pas qui veut ce qui est savoureux
Jamais au grand jamais ne me tutoiera
Le rustre qui n’a pas les mêmes goûts que moi.
Dans la version de Garand, la rime en « eur » est respectée dans les 1er et 2e vers, celle en « ui » l’est dans les 3e et 4e et aussi celle en « ente » dans le 5e et le 6e vers. De plus, la rime en « oute » est respectée dans les 7e, 8e et 10e vers. Dans le 9e vers, par contre, nous retrouvons une rime unique en « euse ». Signalons que le nombre de vers dans la pièce originale (huit) n’est pas le même que dans l’adaptation (qui contient douze).
D’après Klimkiwicz, dans la pièce originale, la réplique est composée d’associations libres. ce n’est pas tant le contenu sémantique qui compte, mais le rythme saccadé et irrégulier ainsi que les sons SMAK, SMAK… qui signifient « goût et saveur ». Quoique dans la version de Garand, il y ait davantage de vers, le rythme saccadé est bien rendu par « coûteux, savoureux, goûteuse, goût, goûte, coûte, tourmente, bouillante » etc. Nous pensons, en effet, qu’il s’agit d’une réécriture.
Pour nous, l’intervention délibérée du traducteur est possible dans tous les domaines de traduction, cependant au théâtre elle est nécessaire. Car les contraintes dans l’adaptation théâtrale sont nombreuses, en plus de l’oralité du texte, il faut penser au public récepteur et aux capacités de l’adaptateur. En général, l’adaptation est d’autant moins facile que le texte original est éloigné dans le temps ou dans l’espace. Chaque texte est l’écriture de sa propre histoire et reflète ce qui peut être dit et ce qui ne peut pas l’être à une époque, dans une société ou dans une civilisation. L’actualisation s’impose à l’adaptateur contemporain animé du souci d’éviter toute ambiguïté et de transmettre un message clair à son public cible. En effet, Garand, dont le souci principal est l’acceptabilité du texte d’arrivée dans le public francophone montréalais, a rencontré d’autres contraintes liées, à priori, à l’esprit compliqué de Gombrowicz et à l’intertexte. L’analyse comparative des passages poétiques nous a révélé que Garand adopte plus d’un procédé dans son adaptation théâtrale : fidélité, explicitation, omission et même réécriture. Par ailleurs, nous pouvons constater que la rime a été une priorité chez l’adaptateur qui a eu recours à des modulations, ou à des changements de l’ordre des vers, dans le but d’obtenir une rime parfaite, malgré le fait que dans la pièce originale, la rime était plutôt régulières et enfantines. Pour aboutir enfin à une adaptation théâtrale qui a conservé le sens de l’originale et l’esprit Gombrowiczien, mais dont forme a pris une allure contemporaine digne du public francophone montréalais de 2004.
Références
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